Politique

Magouilles Elyséennes….

Un article du Monde.

L’étrange conseiller de Carla Bruni

Enquête | LEMONDE | 27.01.12 | 14h00   •  Mis à jour le 27.01.12 |

 

Carla Bruni-Sarkozy, le 13 janvier 2012 à Paris.

Carla Bruni-Sarkozy, le 13 janvier 2012 à Paris.AP/Eric Feferberg

C’est l’histoire d’un “Zelig” qui se serait installé depuis trois ans à l’Elysée, sans jamais être repéré par personne. D’un producteur de musique aux cheveux bruns coiffés d’une drôle de mèche blanche, qui voyage avec le président en Inde, aux Etats-Unis, en Tunisie ou au Mexique – sans que personne, dans la “caravane” présidentielle, n’ose poser de question. Il y a toujours eu, dans l’histoire de la Ve République, des conseillers élyséens dont la présence insolite finit, à force de ne pas être interrogée, par devenir évidente. Jusqu’à ces derniers jours, Julien Civange, 42 ans, était l’un de ces mystérieux inconnus de la rue du Faubourg-Saint-Honoré.

La gestion hasardeuse de “Born HIV free” (“naître sans le sida”), grosse opération médiatique de collecte de fonds dont il s’occupait pour le Fonds mondial de lutte contre le sida, a tout changé. Elle pourrait même avoir précipité, il y a quelques jours, la démission du patron français de ce fonds, Michel Kazatchkine. Adieu l’anonymat. Julien Civange, d’un coup, existe. D’un coup, à la fin du quinquennat, on découvre un intime du couple présidentiel. “Civange est le seul qui, lors d’un déplacement, peut entrer dans la chambre de sa vieille amie Carla sans frapper et sans faire hurler Nicolas”, sourit un vieil ami du chef de l’Etat. “Il est souvent aux premières loges du pouvoir”, ajoute un autre.

Voici Julien Civange, en juillet 2009, au Radio City Music Hall de New York. Avec Nicolas Sarkozy, il écoute Carla Bruni chanter Quelqu’un m’a dit et Blowin’in the Wind. Même Paris Match n’identifie pas dans la légende de la photo qu’il publie l’inconnu assis au premier rang de la salle mythique de Manhattan, juste à côté du président. Voilà encore Julien Civange dans une tribune de la salle du Manège du château de Versailles où se réunissent en Congrès, en juin 2009, les deux chambres du Parlement. C’est avec Claude Guéant, Henri Guaino, Pierre Charon et le conseiller parlementaire Olivier Biancarelli qu’il écoute le chef de l’Etat annoncer son grand emprunt national.

Lorsqu’il arrive à l’Elysée, en mars 2009, le jeune quadragénaire n’a pas besoin d’une visite des lieux. Témoin “de coeur” du mariage de Carla Bruni (il n’a pas signé le registre), il a été l’un des rares amis du couple admis au salon vert du Palais, pour l’échange des consentements. Julien Civange est un rescapé de la “vie d’avant”, celle où Carla Bruni n’était pas encore la première dame de France. Il est comme un souvenir de ses années Palace et podiums, un vestige de ses années jet-set et jet-lag.

“VOUS SAVEZ QU’IL A ENVOYÉ DE LA MUSIQUE DANS LA LUNE ?”

Quelques mois après son mariage, Carla Bruni-Sarkozy est nommée ambassadrice mondiale pour la protection des mères et des enfants contre le sida. A Genève, où siège le Fonds mondial contre le sida, Michel Kazatchkine ne l’a pas choisie par hasard. Il est de plus en plus difficile de mobiliser l’opinion et le porte-monnaie des pays développés. La femme du président est acquise à la cause du sida : son frère adoré, Virginio, est mort du virus, a-t-elle choisi de raconter publiquement. Carla Bruni en outre connaît le show-biz. La mission de Julien Civange ? Bâtir une opération autour d’un combat bien particulier : la prévention de la transmission du virus HIV de la mère à l’enfant.

“Julien, explique Carla Bruni-Sarkozy aux conseillers de son mari un peu déconcertés par les tee-shirts noirs et la décontraction du nouveau venu, est un garçon exceptionnel. Un poète, un génie. Vous savez qu’il a envoyé de la musique dans la Lune ?” Son fait de gloire. Julien Civange a en effet expédié, il y a quelques années, plusieurs de ses compositions musicales sur la planète Titan, le plus gros satellite de Saturne, grâce à la sonde européenne Huygens. “Une trace d’humanité dans l’espace pour d’éventuels extraterrestres… C’est un peu de moi qui flotte à quatre milliards de kilomètres de la Terre”, expliquait-il à l’époque.

A “10 ans”, Julien Civange faisait déjà DJ pour Carbone 14, dit-il. Tâte ensuite du journalisme médical, se produit avec son groupe de rock, La Place, aux premières parties des concerts des Stones ou de Simple Minds. Ecrit la musique de Roberto Succo (2001), le film de Cédric Kahn, compose la bande originale d’Actrices (2007), de Valeria Bruni-Tedeschi… Julien Civange organise aussi le concert qui célèbre les cinquante ans d’Emmaüs, en 1999 – mais précise, à l’époque, qu’il refuse d’“être étiqueté dans le milieu associatif”. Il rêve de dessins animés et de science-fiction.

“C’est un artiste”, dit Véronique Rampazzo, ex “bookeuse” de Carla Bruni aux temps du mannequinat, aujourd’hui chargée de ses relations avec la presse au Palais de l’Elysée. “Un clochard mondain”, préfèrent d’autres, moins charitables – allusion au goût de Julien Civange pour les fêtes. A l’Elysée, beaucoup notent sur son visage cet air à la fois froissé et agité des gens qui aiment brûler leurs nuits. Julien Civange marche parfois, seul, dans Paris, jusqu’au petit matin. “On a vite vu que c’était un être original et imaginatif, résume un conseiller, On ne sentait pas l’homme des comptes et des factures.”

Avant son lancement en grande pompe, en mai 2010, à l’Espace Cardin, l’opération “Born HIV free” est d’abord conçue dans les soupentes de l’Elysée, puis très vite dans l’aile des appartements privés, de l’autre côté de la cour, où émigre la petite équipe : Caroline Charruault, une secrétaire, mise à disposition par l’Elysée, Jérôme Blouin, chargé notamment du site Internet Carlabrunisarkozy.org… Devant eux, Julien Civange provoque, mi-sérieux, mi-blagueur : “L’Elysée me paye plus que Guéant !”

Présenté au Fonds mondial contre le sida, le projet est aussitôt adoubé. Il faut un logo, des clips, des concerts, des fonds, des relais dans la presse ? Julien Civange vole à Genève, fait la tournée des artistes prêts à céder leurs droits ou à se produire gracieusement, traque le mécène parisien au Flore, lance des appels d’offres auprès de diverses agences parisiennes pour construire le projet. TBWA, Passion Paris (pour le clip Baby in the Sky), H5 (pour le logo), ou encore Ogilvy sont retenues.

Quelques prestataires s’étonnent de rendez-vous fixés… à l’hôtel de Marigny, “là où s’était installé Kadhafi”, sourit un des publicitaires reçus par Julien Civange. Ou de ces voitures de l’Elysée que le “chef de projet” propose parfois à ses obligés pour les raccompagner. Etrange aussi, cette clause de confidentialité à en-tête de “Mars Browsers” et que Julien Civange, volontiers parano, fait signer à ses partenaires. Mars Browsers ? Une société dont les comptes ne sont pas déposés au tribunal de commerce, et domicilée chez le notaire de Julien Civange, dans le 16e arrondissement de Paris.

“C’est qui ce gus ?” chuchote un jour Nathalie Kosciusko-Morizet, après une réunion consacrée au Net, et à laquelle Julien Civange assiste à l’Elysée. Chut ! Le “gus” en question passe chaque année ses vacances au cap Nègre, a cru comprendre Raymond Soubie, ancien conseiller social de Nicolas Sarkozy. Il séjourne aussi dans la résidence d’été de Jean-Michel Goudard ; le président aurait demandé à son ami fidèle de “cornaquer” le novice. “Personne ne posait de questions, parce que c’est le protégé de Carla”, note l’essayiste Frédéric Martel, qui a révélé, début janvier, dans Marianne, que le Fonds mondial contre le sida avait attribué – sans appel d’offres – 2 millions d’euros environ aux diverses sociétés travaillant pour “Born HIV free”. Parmi elles, Mars Browsers, justement, créée juste avant le lancement de l’opération, a touché 580 886 euros.

L’imbroglio dépasse “Born HIV free”. Le site Mediapart a ainsi révélé que le Fonds mondial avait également versé 132 756 euros à une entreprise baptisée la Fabrique du Net pour la conception d’une partie du site (“Lutte contre le sida”) de Carla Bruni-Sarkozy. Un devis élevé, estime le site spécialisé Numerama, qui note au passage que le gérant de la Fabrique du Net n’est autre que… Jérôme Blouin, l’homme qui travaillait pour Julien Civange en free-lance à l’Elysée.

Seule voix autorisée à s’exprimer sur ce qui ressemble à un mélange des genres, Véronique Rampazzo insiste : Julien Civange n’a pas été un double salarié de Genève et de Paris. “Il remettait des factures au service financier de l’Elysée”, dit-elle. Il n’y a pas d’“intention commerciale”, ajoute-t-elle, dans la reprise par l’ami de Carla Bruni-Sarkozy au Fonds mondial de la marque de l’opération “Born HIV free”. “En février 2010, Julien Civange a souhaité récupérer les droits pour un montant équivalant à celui versé initialement par le Fonds mondial, soit 5 000 euros, explique au Monde H5, concepteur du logo. La société qui a racheté les droits était la SARL RH et Cie. Nous n’avons jamais cherché à savoir qui était le propriétaire réel de cette société.” RH et Cie appartient à Julien Civange, a été créée peu après Mars Browsers, à l’occasion du G8 de Deauville, et possède la même adresse.

Une deuxième campagne “Born HIV free” devait être mise en route, pour développer l’opération à l’international. Julien Civange s’y préparait depuis mars 2011. Est-elle toujours d’actualité ? Sur sa ligne directe de l’Elysée, Julien Civange est désormais aux abonnés absents. Son factotum, Jérôme Blouin, ne répond pas davantage. Leurs bureaux seraient-ils désertés ? “Ils s’en sont servis une ou deux fois, en décembre et en janvier, mais n’en n’ont pas eu l’usage depuis”, élude Véronique Rampazzo. A trois mois de l’élection présidentielle, l’Elysée n’a de toute évidence aucune envie de se compliquer l’existence en tentant de démêler les arrangements d’un Julien Civange, qu’on préférait méconnu.

Ariane Chemin