Politique

Jean-Luc Mélenchon fait son show chez Drucker.

Une partie de l’article de Variaé paru dans Marianne qui nous paraît d’une justesse sur laquelle nous n’avons rien à ajouter, sinon de rappeler que depuis que Jean-Luc Mélenchon fait de la politique, il en vit grassement et que 15000 euros par mois pour éructer, vomir, insulter, c’est cher payé, mais ça, cela ne le choque pas.

Les amis de « Jean-Luc » n’ont pas tort : l’émission de Michel Drucker occupe une place singulière dans le PAF. Elle reste finalement un des quelques rendez-vous imposés pour les hommes politiques en campagne, ne serait-ce que parce qu’elle constitue peut-être la seule émission à forte audience entièrement dédiée à un seul invité. Elle contribue ainsi activement à la représentation médiatique de la politique et, il faut bien l’avouer, à la dévitalisation de celle-ci. On vient d’abord chez Drucker pour présenter son parcours personnel, ses amis d’enfance, ses goûts artistiques, sans débattre de rien ni se confronter à d’autres responsables politiques. Le fond politique, justement, quand il y en a, prend la forme d’une actualité livresque (plus exactement, la présentation d’une couverture à l’écran) ou des réponses aux quelques questions de Claude Sérillon et Jean-Pierre Coffe ( !). Entre le velours rouge des sièges et la voix ouatée d’un Drucker tout en tact et discrétion, on vient s’émouvoir, dans une ambiance cotonneuse de dimanche après-midi, sur des photos d’enfance, écouter chanter en chorale la femme d’un premier ministre (Raffarin) ou compatir avec Ségolène Royal de la « bigamie » dont elle a été la victime. Michel Drucker a beau être un « homme gentil », comme le déclare Mélenchon en guise d’introduction, il n’en reste pas moins l’animateur d’une entreprise hebdomadaire de transgression entre vie publique et vie privée, et « d’anecdotisation » du politique. Et si une de ses qualités, comme le dit là encore le tribun du Parti de gauche, est de « laisser parler les gens », comment en profitent concrètement ses invités – et en l’occurrence, le grand pourfendeur des journalistes « à petite cervelle » et de la pipolisation du débat politique ? Entrer dans le cockpit de l’avion médiatique, oui, mais pour le détourner dans quelle direction ?

La séance commence curieusement : Mélenchon affirme d’abord qu’il a accepté l’invitation pour corriger son image. Soit. Et c’est précisément d’image, d’aura, de réputation qu’il s’agit d’entrée de jeu. « Mélenchon ? Une vie d’engagement ». Re-soit. Arrive un copain d’école, éducateur spécialisé, qui décrit un jeune Mélenchon déjà exceptionnel, délégué de classe et tribun lycéen, avant de quitter le plateau sur un appel à la retraite à 60 ans. Puis on évoque le passé d’enseignant du député européen – « Écoutez le philosophe, Drucker ! » – avant d’illustrer un extrait de Laurel & Hardy d’une sentence définitive (« le rire a une valeur subversive […] libératoire ») et d’expliquer que si Hollande n’est pas vraiment drôle (« le schtroumpf hilare »), Royal, Aubry et DSK ne le sont pas du tout, mais Marie-George Buffet si, vraiment. On apprend ensuite que « Méluche » a un autre copain qui va en manif’ « en bicyclette » ; qu’il aime le cirque, le théâtre de rue, la chanson engagée, Francis Cabrel et la diversité (« nous sommes un seul peuple ») ; qu’il a écrit lui-même ses « onze livres » ; et que « le peuple », justement, c’est « cette grande majorité qui doit se plier à l’ordre ». Suivront une intervention d’une puissante sagacité de Clémentine Autain (c’est la « gauche de gauche, pas pasteurisée », « la gauche qui bouge encore », et d’ailleurs Mélenchon est toujours « à la recherche de jeunes vraiment de gauche ») ; un hommage à l’opéra, qui le « bouleverse », mais dont il profite peu car « il passe son temps en réunions » politiques ; une dénonciation sur fond de guitare manouche de « l’ambiance abominable contre les gens du voyage » ; une évocation d’un anniversaire qui compte pour lui, le 21 janvier, celui de « la mort de Louis XVI » et enfin un vibrant appel à la « révolution citoyenne », car il faut « vivre dignement », sans « cupidité » ni « accumulation ».

La mécanique est parfaitement huilée, et donne une irrépressible envie d’écouter un album de Zebda en mangeant une merguez-frites sur le coin d’un zinc. On sort néanmoins de ce rituel dominical avec un doute – qu’a-t-on vraiment entendu, appris, en plusieurs heures de compagnonnage télévisuel ? Au fond, une seule chose, martelée imperturbablement minute après minute : Jean-Luc Mélenchon est de gauche, mieux, il est la gauche, jusqu’au bout des ongles. Toutes les cases sont consciencieusement cochées, le parcours aussi impeccable qu’édifiant, les amis, les goûts anti-bling bling, le langage, les accents radicaux (« il faut abattre le capitalisme […] je ne suis pas dans une promenade de santé, je suis en lutte […] je recommande de lire Marx »), et bien sûr le Parti – « de gauche », comme il se doit. Tout est là pour faire gauche. Et le contenu ? Il faut attendre la deuxième partie de l’émission, et les pourtant bien sages questions de Coffe et Sérillon, pour enfin aller – un peu – sur le fond. On n’est pas déçu : imposition à 100% de tout revenu au-delà de 30 000 euros mensuels, multiplication des référendums, rapprochement stratégique avec la Chine contre « l’impérialisme militaire américain ». Carton plein ! Et que le pauvre Sérillon s’avise de tenter une légère remarque sur l’agressivité peut-être outrancière de l’ex-socialiste contre les journalistes, ou sur l’absence de toute condamnation de la dictature chinoise dans son livre, et c’est alors un numéro bien rôdé qui s’enclenche – « vous êtes pétris de corporatisme […] c’est du Maurras 2010 » … C’est que Mélenchon, « homme de gauche », est forcément avec « les cadreurs et les techniciens » plutôt qu’avec les journalistes aux ordres. Tout coule, d’évidence en évidence, en éludant toute complexité. Quod erat demonstrandum : Saint-Jean-Bouche-d’Or a bouclé son tour de piste.

N’en déplaise à ceux qui fustigent, le nez pincé, son archaïsme, Jean-Luc Mélenchon est terriblement moderne. Un homme parfaitement de son temps. Il a compris que ces médias qu’il dénigre – à raison – ne fonctionnent que sur l’apparence, la suggestion, le stéréotype, et qu’il suffit de bien jouer son rôle pour faire du bruit, en choisissant judicieusement son émission. Drucker est en l’occurrence un choix habile ; un espace télévisuel où il n’y a aucune chance qu’on lui oppose des questions vraiment gênantes ou un interlocuteur à sa mesure. Il peut donc agiter en toute impunité son sabre en mousse et promener sa panoplie très étudiée de « gauche non pasteurisée », aussi minutieusement marketée et conçue que ces chanteurs préfabriqués que façonnent les maisons de disques pour conquérir un public ciblé. On pourrait croire qu’un militant se réclamant de la gauche émancipatrice a à cœur d’utiliser un espace aussi populaire et libre que celui de Michel Drucker pour faire passer quelques idées fortes, réalistes, utiles ; mais il s’accommode finalement très bien d’un parlez moi de moi, y a qu’ça qui m’intéresse dont il ne tolérerait pas le millième chez un journaliste politique. Exercice qui lui permet, cerise sur le gâteau, de venir décerner des certificats de gauche à l’animateur l’interrogeant anxieusement, à plusieurs reprises, sur son ressenti sur le déroulé de l’émission.

Le succès grandissant de cette gauche chromo et nostalgique, recyclant un folklore pseudo-ouvriériste coupé de la réalité et de la diversité des classes populaires réelles, devrait interroger les responsables politiques se revendiquant d’un progressisme plus moderne. C’est leur silence et leur confusion qui ouvrent la voie à des discours revenant à la simplicité – fût-elle feinte ou trompeuse – et à des marqueurs clairement identifiables. Dans un climat général de régression chaotique, il est toujours plus rassurant de se raccrocher à une madeleine de Proust au goût prononcé, qu’à un plat expérimental et au fumet peu affirmé. Au risque de déguster une bonne soupe à la grimace dans un peu moins de deux ans.

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